lundi, mai 22, 2006

Sulek et les autres

Parmi les traditionalistes, il existe des centaines de symphonies bien faites mais sans le souffle, l'étincelle qui fait que Brahms, Bruckner ou Tchaïkovsky sont des coudées au-dessus des productions de Penderecki depuis un quart de siècle. Si je parle de Sulek, ce n'est évidemment pas parce que tout ce qui ressemble à une pâle copie des grands chefs-d'oeuvre romantiques suffirait à me troubler (même si on peut y trouver des plaisirs inavouables) mais parce que ce musicien est l'un des très rares qui, dans des registres éprouvés par les plus grands, me semble avoir eu des choses personnelles et fortes à dire.
Et si je loue son écriture orchestrale, c'est avec une oreille rendue très exigeante non seulement par mon expérience de musicien professionnel mais par l'écoute, précisément, de milliers de symphonies. La beauté orchestrale n'est pas que l'usage maîtrisé d'effets, de couleurs, de textures, de volumes, c'est bien sûr d'une complexité très supérieure.

La 3ème symphonie de Stjepan Sulek (1914-1986) date de 1948 et si j'avais choisi un extrait de la 6ème (1966) ou de la 7ème (1979) on aura probablement pensé qu'il était antérieur à 1950.

Les interprètes de cette 3ème de Sulek: il s'agit de l'orchestre symphonique de la RTV yougoslave dirigé par Milan Horvat en 1958. Horvat est bien connu des discophiles, notamment pour ses nombreux enregistrements à la tête de l'orchestre de la radio autrichienne ; il a également marqué de son empreinte la vie musicale de Graz et a dirigé abondamment dans toute l'Europe, particulièrement en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Slovénie et évidemment en Croatie. L'un de ses compositeurs de prédilection est Bruckner, dont il a encore dû diriger la 8ème symphonie le mois dernier à la Philharmonie Slovène. C'est, avec Lovro von Matacic, Samo Hubad, probablement Oskar Danon et un ou deux autres, l'un des chefs de rayonnement international issus de l'ex-Yougoslavie. J'ai toujours pensé que les symphonies de Sulek ne donneraient leur pleine dimension que sous la baguette d'un grand chef face à un grand orchestre. La version microsillon de la 6ème bénéficie de la direction monumentale de l'auteur lui-même, également chef d'envergure et altiste, et d'un philharmonique de Zagreb des bons jours mais l'on peut rêver orchestre plus somptueux encore, celui de Vienne par exemple - ou celui de Zagreb s'il parvient à monter encore sa cohésion d'ensemble.

On a longtemps considéré que Sulek était le type même du musicien dont le style n'évolue pas. Ce n'est pas exact. En particulier, même si la structure globale de la 3ème symphonie (superbe, comme vous avez pu en avoir un aperçu) n'est pas très orthodoxe - elle s'achève sur l'extinction d'un mouvement lent par un "mi" grave au gong, à moins qu'il ne s'agisse d'une cymbale particulière -, les mouvements en ont
quand même une construction assez traditionnelle et fermement tenue.
De la même époque datent notamment le 2ème concerto classique pour cordes, au sublime (vraiment) mouvement lent, qui est modelé sur le principe du concerto grosso baroque et dédié "à la liberté de l'esprit et de la pensée", ou encore le concerto pour violon dont la forme en trois mouvements est également assez classique. La 6ème symphonie est nettement plus libre dans son déroulement et même si elle s'ouvre sur
un allegro initial (précédé d'une introduction mystérieuse), se poursuit par un "scherzo" fantastique, puis par un vaste mouvement lent aux résonances, voire aux citations brucknériennes, aussi bien le final extrêmement condensé et abrupt que les déploiements internes à chaque mouvement dénotent un affranchissement du temps tel qu'il était pensé par les grands maîtres de la symphonie romatique. La 7ème est encore plus improvisée d'apparence et peut sembler déroutante, composite pour cela, même si c'est aussi ce qui lui confère son charme particulier.

J'ai parlé de citations : celles-ci se font de plus en plus évidentes dans les dernières périodes de la production de Sulek et c'est ce qui, paradoxalement, l'a fait qualifier de "post-moderne" avant la lettre.
En réalité, Sulek s'était donné comme ambition d'introduire dans la musique croate (composition et interprétation) des exigences de rigueur et de qualité conformes aux meilleures écoles européennes et, par ailleurs, de contribuer à combler, de manière très personnelle et subjective, la quasi-absence d'un répertoire baroque monumental et romantique orchestral dans son pays (malgré le très prolifique Ivan pl. Zajc qui est plus connu pour ses opéras épiques). Il va de soi que Sulek n'est pas le premier ni le seul grand compositeur croate mais il occupe une place singulière et son influence de pédagogue, qu'elle soit assumée ou serve de repoussoir, n'est pas contestable.

L'art de Sulek n'est pas confortable ; il est tellement pétri d'Histoire que l'on doit parfois faire preuve de patience pour l'entendre en lui-même. A ce prix, c'est un univers très personnel et, je trouve, très prenant et attachant. Par ailleurs, c'est à mon sens l'un des grands maîtres de l'écriture orchestrale au XXème siècle, pas seulement dans le registre de la somptuosité ou de la houle sonore.

Sulek est ainsi le compositeur croate dont les symphonies restent toujours données régulièrement en concert et il est très anormal qu'aucune ne soit encore disponible en CD (la 4ème l'est mais encore faut-il que la Philharmonie de Zagreb daigne répondre aux e-mails !).
En revanche, la sonate pour trombone et piano "Vox Gabrieli" est véritablement entrée dans le répertoire et l'on en compte plusieurs très belles versions. Un CD Naxos dont je dois la découverte à Laurent Duroselle propose les "Trois Troubadours" pour guitare et l'on peut aussi se procurer les disques cités dans le message rappelé ci-dessus.

Dans le domaine de l'opéra, Sulek a laissé deux contributions : "Coriolanus" et "la Tempête".

De manière générale, on peut être captivé d'emblée par une oeuvre mais je pense, pour ma part, que seules des écoutes répétées en livrent toute la richesse s'ils'agit réellement d'une musique durable. Le premier contact que j'ai eu avec la 6ème de Sulek a été un peu mitigé, je trouvais que cela ressemblait à du Prokofiev, puis du Tchaïkovsky, puis du Bruckner... Après plusieurs écoutes approfondies, ces références se sont estompées et la cohérence, la personnalité de l'auteur ont émergé pour ne plus disparaître. Les musiciens délibérément ancrés dans la tradition qui passent avec succès ce test sont très minoritaires et c'est pourquoi j'admire, en effet, autant Sulek que le Penderecki ou le Ligeti modernistes des années 1960 et certainement plus que le Penderecki des années 1980. Je ne dis pas que Sulek est l'égal de Bruckner ou de Tchaïkovsky mais il apporte beaucoup de beautés qui n'existaient pas dans l'oeuvre de ses grands aînés et se prêtent, à leur tour, à une riche gamme d'interprétations.


Stéphane Goldet nous a gratifiés lors d'une de ses émissions d'un superbe "Szymanowski n'est pas un Bartok, ni même un Enescu, sans quoi nous le saurions, vous et moi" (ou aurais-je permuté Enescu et Szymanowski ? Cela ne change pas le fond). N'importe quel ouvrage "de référence" français dans les années 1950 ou 1960 est assez éclairant sur la vision assez simpliste qu'on avait de Chostakowitch. L'article de Leibowitz sur Sibelius le qualifiant de "plus mauvais compositeur du monde" n'est que l'arbre qui cache la forêt et Hugues Dufourt, qui fut l'un des premiers "modernistes" à assumer un certain héritage de Sibelius, pourrait en témoigner. Quant aux déclarations sur Brahms et d'autres, on les trouve facilement.

Quand le dictionnaire des disques (collection Bouquins) consacrait une maigre critique au seul concerto pour flûte dans sa rubrique Nielsen, expliquant qu'il ne
cassait pas trois pattes à un canard, et que deux ou trois ans plus tard, l'édition suivante comparait les versions des symphonies avec l'aplomb du vieux connaisseur, il n'a évidemment pas indiqué qu'il avait sous-estimé l'importance de ce compositeur et ce n'étaient d'ailleurs sûrement pas les mêmes chroniqueurs dans les deux cas. Le
professeur d'harmonie du CNSM de Paris qui me demandait en 1985 si Nielsen était un compositeur scandinave (alors que c'est un novateur étonnant en matière harmonique) a un nom, bien sûr, mais je ne le cite pas pour le dénigrer, uniquement pour illustrer le fait qu'on devrait retenir les errements de toutes les époques et ne pas prendre pour éternellement acquises de grandes vérités dont certaines sont plus
éphémères que ceux qui les énoncent.

Lajtha est un autre symphoniste dont le relatif oubli constitue une injustice multiple. Il fut joué en France, où ses symphonies firent forte impression (j'ai écouté la 3ème à la radio sous la baguette de Pierre-Michel Le Conte et il y avait des moments d'une intense splendeur à couper le souffle) et c'était, dit-on, le plus francophile des compositeurs hongrois (vivant en Hongrie). Sa musique est dramatiquement plus capricieuse et épisodique que celle de Martinu, la pâte orchestrale est tout autre mais s'il y a un symphoniste hongrois de cette génération que l'on peut nommer aux côtés des grands, c'est bien lui (la symphonie de Harsanyi est superbement colorée mais il n'y en a qu'une et Kósa me semble un peu plus inégal).

A propos de maîtres centre-européens de l'orchestre, j'ai récemment redécouvert la première symphonie que j'aie jamais entendue de Kabelác, à savoir la n°4 "Camerata". C'est du grand art. Des quatre symphonies que je connais de lui, c'est peut-être celle qui rappelle un peu Chostakowitch mais avec une concentration, une sobriété et
aussi une sorte de fluidité agogique typiquement tchèque qui ne peuvent laisser indifférent. La 5ème, voire la plus âcre 8ème pourront sembler plus bouleversantes, la 3ème (qu'apprécie particulièrement, je crois, le musicologue Pierre-Emile Barbier) plus originale par son instrumentation et ses sonorités, mais la 4ème est, en un sens, la plus parfaite. On doit encore pouvoir la trouver sur CD Supraphon.
Pierre-Emile Barbier intitule ainsi sa notice pour le CD Praga de la symphonie n° 5 : "Le grand symphoniste tchèque du XXème siècle". Cela peut sembler osé quand on pense à la profusion de talents issus de ce pays, à commencer par Martinu, mais aussi Suk, Foerster, Kalabis, Feld et bien d'autres, mais cela donne quand même une idée du niveau où se place ce musicien à l'humanité puissante, austère, saisissante.


Thanh-Tâm Lê