Anne Dufourmantelle: j'ai le sentiment que le sacrifice vient souvent à partir d'un trauma non dit qui a été effacé
Ce qui me frappe quand on interroge les raisons, ou les conséquences, ou l'apparition de ce qu'on pourrait appeler un sacrifice [...] c'est que précisément, qu'est-ce qui fait qu'une personne se considère vivante ? Souvent, la manière dont elle va se relier à sa propre vie a déjà disparu à ce moment-là [...] Soutenir sa vie sans ce sacrifice n'a plus de sens. Ce n'est plus être en vie, c'est une manière d'être déjà mort. Ce qui n'enlève absolument rien à la force du geste… On met toujours la mort de l'autre côté, et la vie du côté de celui qui la donne. Mais au fond, on peut aussi partir d'un lieu où on est à demi-mort, où on est déjà cerné par la mort. Et donc le mouvement du sacrifice est aussi un aller vers la vie… et là il y a vraiment quelque chose qu'on ne signifie pas assez. Il y a un philosophe tchèque qui s'appelle Patočka, qui a une pensée très très belle et forte sur ce qu'il appelle "la vie dans l'amplitude", c'est-à-dire, que se passe-t-il quand des êtres peuvent risquer leur vie… et il parle de la solidarité des éprouvés, c'est-à-dire que les deux lignes de front des soldats qui se font face sont peut-être unies dans un même espace, peut-être que davantage séparées par le combat qu'ils mènent. Moi j'ai le sentiment que le sacrifice vient souvent à partir d'un trauma non dit qui a été effacé. Et ce trauma n'est pas seulement individuel.
<< Accueil